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samedi, 12 avril 2025

Gaza, ce n’est pas seulement Gaza

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Gaza, ce n’est pas seulement Gaza

«Elle est la pierre de touche, le point d’entrée des pires fascismes à venir.»

par

Catherine Libert

paru dans lundimatin#469, le 31 mars 2025

Aujourd’hui, ça fait 534 jours
Soit presque 18 mois

534 jours que je ne dors presque plus... que je me réveille trois à quatre fois par nuit pour allumer mon téléphone et chercher à avoir des nouvelles de Gaza...
534 cycles de 24h dans un continuum de jours et de nuits que je poste et archive ces nouvelles.

Je crois que j’ai toujours su.
Que Gaza, ce n’est pas seulement Gaza. Que tout ce qui lutte, tout ce qui se dresse contre l’effacement du monde, contre l’effacement de l’histoire, a quelque chose à voir avec elle.
C’est une ligne de front qui n’en est pas une.
Un territoire qui déborde ses propres frontières, une brèche dans laquelle se joue plus que son propre destin, plus que sa propre géographie.
Gaza est ce qui résiste encore en nous et si elle devait disparaitre, nous serions finis...
Elle est la pierre de touche, le point d’entrée des pires fascismes à venir.

La violence de frappe du 7 octobre a été un point de bascule de l’histoire. La puissance du flash totalitaire qui s’est révélé dès les premiers jours de l’attaque nous a fait entrapercevoir la pire anticipation d’un futur possible, le dévoilement de ce qui, depuis toujours, était là, en attente, prêt à surgir.

.......

Les semaines passent, les morts se comptent, se décomptent... jusqu’à ce qu’on ne retienne plus les visages mais les nombres...

...

Les semaines s’accumulent comme les morts et les ruines.

...

Les morts commencent à se décomposer.

Mais le monde autour de nous continue. Comme si rien n’avait changé. Comme si tout pouvait continuer. Mais nous, nous ne sommes plus là, nous regardons le génocide qui creuse un trou de plus en plus large sous nos pieds...

Il y a maintenant deux temporalités parallèles.
Deux réalités qui ne se rejoignent plus.

Nous étions tous impuissants face au flux incessant des images chargées de morts... nos esprits étaient épuisés par la sidération mais aussi par la fragmentation permanente du réel...

Les reels, qui ne sont pas le réel, ont une durée moyenne dans les stories de trente secondes... Personne n’a encore vraiment étudié cette question de la fragmentation du temps dans nos cerveaux, mais il faut essayer d’imaginer ce que peut provoquer l’effet de régulières secousses de trente secondes de génocides sur le cerveau humain... des séances répétées d’ électrochocs n’auraient pas été plus terribles... Cette discontinuité de l’horreur a pour effet de nous empêcher de percevoir ce que les gazaouis tentent par tous les moyens de nous faire ressentir.
Comment faire accepter l’idée même du génocide quand sa réalité n’apparaît qu’en images subliminales, entre-coupée de publicités, de selfies et de fictions personnelles vides de sens ?...

L’œil saturé avale tout. L’esprit s’engourdit.

Et cette durée réduite de la story, il faut aussi l’imaginer du côté des gazaouis qui filment... Comment un père face à son enfant en train de mourir, va-t-il faire savoir au monde ce qui est en train de se passer sous ses yeux s’il n’a que trente secondes ?...

Trente secondes, ce n’est pas le temps d’un génocide. Ce n’est pas le temps de la souffrance. Comment raconter une agonie en trente secondes ?Comment faire savoir tout ce qui est en train de s’effondrer, si le monde n’a que trente secondes d’attention à offrir ?

C’est dans cette volonté de redonner du temps au réel de Gaza que j’ai commencé à visionner des centaines d’heures de génocide... des centaines d’heures hachées en portions de trente secondes que j’ai commencé à monter ensemble pour récupérer de la durée... retracer le temps des images que les gazaouis tentaient par tous les moyens de nous donner à voir depuis des mois...

Donner à voir, le cinéma devrait normalement servir à cela s’il n’était si occupé à être cette usine de rêves rentables et efficaces...

« Au cinéma c’est le temps qui a remplacé l’espace. C’est de l’espace qui s’est enregistré sur le film sous une autre forme. Ce n’est plus tout-à-fait l’espace, Mais une sorte de traduction, une sorte de sentiment que l’on a de cet espace, C’est-à-dire du temps. »
Ici et ailleurs

Il fallait redonner une durée, un corps tangible à ce génocide en cours, et en même temps interroger le cinéma dans son incapacité à redonner du récit à ces images...

Le film que j’en ai sorti retrace les six premiers mois du génocide de Gaza, du 7 octobre aux premiers jours de ramadan, à travers le point de vue de six gazaouis avec qui je suis en contact depuis des mois. Ce sont les premiers temps de l’enfer et depuis, la situation s’est tellement aggravée qu’on en viendrait presqu’à regretter cette première période.

« Je vous écris de la Cité du Temps interrompu. La catastrophe lente ne s’achève pas. Notre vie s’écoule, notre vie s’amenuise et nous attendons encore « le moment qui repasse le mur ». (...) Le désordre est partout. Les oreilles sont pour l’unification de l’Univers mais les bras sont pour tomber dessus et la léthargie pour laisser faire. Le fer ne pèse plus. Il se rencontre dans la haute atmosphère, solide, rapide, fait au mal. Mais la pensée pèse. Elle n’a jamais tant pesé (...)

Je vous écris des pays de l’atroce. Je vous écris de la capitale à la foule endormie. On vit en indifférence dans l’horreur. On appelle la fin et vient celle du nivellement... Les formes nobles ne se montrent plus (...)

La paix a honte... Sachez-le aussi : nous n’avons plus nos mots. Ils ont reculé en nous- mêmes. (...) Parfois, dans un grand bruit, nos maisons à étages de poussière à la rue se déversent. (...) Tout avait couleur de ferraille et de poutre enfumée et couleur de fatigue profonde. Des triangles d’oiseaux rigides parcouraient le ciel à grand bruit. (...)

Le temps s’écoulait , réponse évasive, les années en lanière, entre les doigts des traîtres.

Nous nous sommes regardés en silence. Nous nous sommes regardés avec le sérieux précoce des enfants d’aveugle.

Tout tombe... tout tombe et déjà tu erres dans les ruines de demain. »

« La lettre dit encore »
Henri Michaux

À Ahmed, Mahmoud, Bachar et Amir

Catherine Libert

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Source : lundi.am/Gaza-ce-n-est-pas-seulement-Gaza

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