a- Brouillon de.. (7/1994)
Brouillon de culture
(juillet 1994)
Un thème tel que «mystères des nombres et secrets des chiffres» («Bouillon de Culture» du 3 juin 1994) ne peut qu’intéresser tous ceux qui comptent dans ce monde, c’est-à-dire quasiment l’humanité entière. Car il porte sur les racines de nos actes et pensées les mieux partagés selon l’expression cartésienne. Intéressant également, car une émission aussi nutritive que «Bouillon de Culture», un animateur aussi habile que Bernard Pivot et des invités habituellement respectables ne peuvent s’additionner que pour multiplier l’intérêt d’un débat, quitte à ce qu’ils soient divisés sur tel ou tel point, mais sans se soustraire à un jeu intellectuel de vérité savamment mené par l’animateur
Equation difficile mais combien nécessaire, que celle qui consiste à mener le jeu, avec à la fois brio et honnêteté. Voilà pourquoi, étant exigeant, on ne peut que regretter des contre-vérités et des lacunes pourtant évitables. Pour quelle raison, «historique» ou autre (!) Georges Ifrah déforme-t-il la réalité géographique, quand il désigne la Mésopotamie (berceau des chiffres) en citant l’Iran (pays non arabe) puis timidement l’Irak (pays arabe), alors qu’il s’agit seulement de l’Irak autrefois nommé Mésopotamie qui veut dire «entre deux fleuves» (le Tigre et l’Euphrate).
Occulter une telle donnée géo-historique après vingt ans (!) de recherches et de voyages, n’est-ce pas là une raison valable pour se méfier des révélations de Monsieur Ifrah? Qui par ailleurs affirme que son nom signifie zéro — et il en est fier —, mais sans préciser dans quelle langue. Admettons que c’est de l’arabe «sifr» (d’où cifra puis chiffre, et zéfero puis zéro), mais la dérivation paraîtrait très improbable, et Monsieur Ifrah devrait être d’origine arabe, ce qui n’est pas le cas.
Quand l’éminent Michel Tournier parle des chiffres «normaux»(!) pour ne pas dire arabes (utilisés en France depuis le 10e siècle et souvent mentionnés en tant que tels), il y a de quoi s’interroger sur les raisons de cette lacune: ignorance ou arabophobie?!
Bien que contraint par le temps, l’animateur aurait pu combler une autre lacune en s’interrogeant sur l’origine des numérations écrites. Cela aurait pu aider Monsieur Tournier à combler la sienne. Nombreux sont ceux qui savent que les Arabes ont utilisé mathématiquement le zéro hindou, et l’ont représenté sous forme de cercle (au lieu d’un point comme chez les hindous) pour symboliser le vide («sifr» en arabe signifie vacant ou vide). Nombreux aussi sont ceux qui savent que les Arabes, par le zéro, sont parvenus à l’algèbre (du nom de son inventeur, Jabir ai Sufi), «la clé de toutes les autres sciences», selon Descartes, et à l’algorithme (d’Al Khawarizmi). Mais rares sont ceux qui savent que la graphie numérique arabe se base sur un principe géométrique qui est de donner à chaque chiffre le nombre d’angles correspondant. Ainsi peut-on compter un angle dans 1, deux angles dans Z, trois dans 3 etc.. En quelques minutes seulement, Georges Ifrah aurait pu déchiffrer ce «mystère» si Bernard Pivot avait été un peu plus curieux.
RAFRAFI
Publié dans le journal Le Monde daté du 3-4 juillet 1994
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