« Un accès à la lumière | Page d'accueil | Le faiseur de joie »
vendredi, 16 mars 2012
Guella, une vision accomplie
Je me souviens toujours du festival estival de Tabarka en 1980, durant lequel j’ai réalisé un long entretien de presse avec le chanteur-compositeur Feu Hédi Guella, inhumé tout juste hier dans sa Tunisie natale. L’entretien n’a jamais été publié. Sa teneur de gauche n’a pas convaincu à l’époque mon frileux rédacteur en chef tunisien. C’était l’époque où la chanson progressiste engagée battait son plein, d’abord avec le précurseur Cheikh Imam en Egypte, ensuite la troupe de Nass El Ghiwane au Maroc, et Hédi Guella entre la Tunisie et la France.
Sur le plan musical, ce genre de chanson engagée ne correspondait pas aux critères de création auxquels croyait le mélomane que j’étais et suis encore. Toutefois je respectais le talon musical de ces musiciens engagés ainsi que leur aspiration vers un lendemain meilleur et plus juste. Appartenant à la même génération (Seconde génération de l’indépendance, qualifiée de « perdue » ), je partageais en effet cette aspiration mais avec une sensibilité idéologique plus ou moins différente.
Tout comme ma rencontre avec l’Egyptien Cheikh Imam (chez lui au Caire ensuite à Paris) et avec Nass el Ghiwane (aussi à Tabarka), je garde en mémoire celle avec Guella comme un précieux acquis et professionnel et personnel. Le courant de pensées a bien passé entre nous deux. J’ai apprécié sa vocation militante et sa vision panarabe et il a de son côté apprécié mon professionnalisme journalistique ainsi que mon modeste savoir musical. Je n’ai pas pu le rencontrer de nouveau que deux fois seulement. La dernière c’était en 1997 au cours d’une soirée poétique à MAD'ART Carthage. J’y étais convié en tant que poète et lui en musicien luthiste, qui agrémentait la lecture des poètes.
Le choc de sa disparition subite et prématurée, a été quelque peu amorti à mon sens par le fait qu’il put vivre cette révolution tunisienne à laquelle il aspirait et pour laquelle il chantait.
L’interviewe que Guella avait accordée à un journal tunisien francophone voilà tout juste un an et deux jours, donc deux mois après la fuite du dictateur tunisien, m’avait permis de redécouvrir l’authenticité, la lucidité et la sincérité de cet artiste engagé. J’en ai choisi quelques extraits qui dévoilent à la fois la vision militante, musicale et politique de sa génération dont, moi-même, je faisais partie presque intégrante.
Sur son engagement des années 60-80, et sur la révolution du 14 janvier 2011, Guella répond :
Je vais parler de ma génération d’abord. Je crois qu’il est important de rappeler que depuis 1966 cette génération a joué un rôle décisif dans l’histoire des luttes du peuple tunisien. Le fondement idéologique du système bourguibien, et par-là, ses choix stratégiques, ont commencé à se révéler au grand jour à cette époque, à savoir le déni de l’appartenance de la Tunisie au monde arabe, l’alliance avec l’Occident impérialiste, néo-colonialiste, et par voie de conséquence, l’écrasement et l’étouffement de toute voix discordante. Bourguiba, qui n’était que l’écho de la domination culturelle du «clan occidental», a porté deux coups destructeurs. Le premier, en frappant au cœur de notre religion (précisément au jeûne), et ce n’était pas un geste symbolique, car il s’agissait d’un élément constitutif de notre identité. Le second a été porté à la liberté d’expression sans laquelle nulle société ne peut poser un projet de progrès. Ce «grand homme d’Etat» a trouvé devant lui, en 1966 et jusqu’en 1985, peut-être même au-delà, l’avant-garde de nos camarades d’université qui ont dit démocratie, liberté d’expression, d’indépendance syndicale, qui ont dit non à la domination impérialiste et, bien sûr, la Palestine vaincra.
Et d’ajouter
Alors notre regard, je suppose, sur ce que j’appelle, moi, le soulèvement révolutionnaire de l’hiver 2011, que nous fassions partie ou non de groupes ou de mouvements politiques, est celui de la satisfaction d’une attente, ainsi que de l’avènement des masses populaires, loin devant nos visions, nos analyses et les éventuelles stratégies de luttes que nous avons pu imaginer. Un regard de confiance pour tout dire.
Je suis bouleversé par la découverte de la haute conscience politique de notre peuple, et émerveillé par le patriotisme de notre jeunesse pour laquelle nous avons eu bien peur. Et puis, semble-t-il, les responsables actuels, veulent être à l’écoute de cette voix, alors continuons
Entre Bourguiba et Ben Ali, Guella précise :
Bourguiba a dirigé le pays d’une main de fer. C’étaient des condamnations de 15 à 20 ans de prison, et les régimes arabes avaient le même comportement.
J’ajoute à cela que le système bourguibien avait, tout de même, un substrat conceptuel, une idéologie propre, que n’a jamais eu le président fuyard Ben Ali.
Sur sa génération et la révolution, il dit :
Je pense que l’élément déterminant a été la mobilisation consciente des classes laborieuses, pour les revendications catégorielles d’abord, puis, dans un sillage naturel, pour la liberté et la dignité. Notre génération, il faut le reconnaître, n’avait pas la même qualité de conscience et de détermination… C’était un régime (de Ben Ali) de petits mafieux, de tigres en papier. C’est ce qui a sûrement fait que notre peuple traverse le mur de la peur.
entre révolution et «révolution musicale», il ajoute
La révolution saura distinguer le vrai du faux. C’est dans l’ordre historique des choses. Pourtant, nombreux sont ceux qui pensent, aujourd'hui, qu’il suffit d’adhérer au moment révolutionnaire pour exister artistiquement.
A ceux-là, je dis que l’art se maintient toujours. Nul ne doit oublier que cette révolution a eu ses martyrs et qu’il faut offrir à ces martyrs ce qui est à la hauteur de leur sacrifice. Fidélité à leur mémoire et véracité des projets.
Mon Cher Hédi, repose en paix
23:43 Publié dans actu, Art | Lien permanent | Commentaires (0) | Facebook | |