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vendredi, 15 novembre 2013

Fadi.. un poète captif


Fadi_Joumer(2).jpgDepuis plusieurs semaines déjà, Fadi Joumer, (فادى جومر) 
poète et parolier syrien n'a pas donné signe de vie depuis son arrestation par les services secrets d'Assad pour avoir osé continuer de parler librement.

En solidarité avec ce poète, je vous propose ci-dessous ma traduction de l'arabe d'un tout dernier texte, qu'en guise de lettre adressée à B. Assad, Fadi avait écrit et mis en ligne (Ici), avant son arrestation :

 

(Ci-contre, photo de Fadi Joumer)

Toi, dépositaire des canons et avions, sais-tu combien de chansons je garde dans ma mémoire? Combien de poèmes? Sais-tu que je mémorise les pièces de théâtre de Fairouz mot par mot? Sais-tu combien de fois ai-je aimé et combien de fois ai-je été aimé? Sais-tu que pendant un an et demi, j'ai écrit des mots forts et beaucoup moins craintifs que tes peureuses cartouches?

Pendant trente-trois ans, j'étreignais la Syrie dans mon ivresse et dans mes prières. Ne connais-tu pas « Mahmoud Joumer»? Sais-tu qu'il m'a dit : Meurs pour que ton frère vive? Sais-tu quand ai-je su que ton père était un menteur? Je le savais depuis que j'étais en quatrième année, quand la maîtresse nous a dit que la Syrie est un État entièrement souverain.. Je me suis alors levé et lui ai dit: Qu'en est-il du Golan Qu'en est-il d'Alexandrette (Iskenderun)? Sur ce, l'administration de l'école convoqua mon père et lui demanda de me réprimander et de contrôler mon comportement; mon père m'a au contraire laissé user de mon libre arbitre.

Connais-tu Dir Attia? Connais-tu ses noces? Connais-tu le champ? As-tu déjà grimpé un arbre pour cueillir des noix? Je suis de là-bas, de ces lieux-là.. Ne te rends-tu pas compte combien d'air pur j'ai dans ma poitrine? Sais-tu que je me suis rendu dans chaque lieu en Syrie et que j'ai mangé dans chaque maison? Sais-tu que je connais par cœur toutes les chansons du pays? Sais-tu pour combien de temps avais-je travaillé? Et comment j'achetais du vin avec tout l'argent que j'avais gagné de mon travail?

De toute ma vie je n'ai jamais eu peur pour que j'aie peur de toi! Tu ne m'as pas vu au volant de ma voiture rouler à 160 km par heure tout en étant ivre et heureux? J'avais cinq ans quand je me suis levé pour lire sans frousse un poème devant cinq mille personnes dans le stade d'Al-fayhaa, alors que tu tremblais en lisant à partir d'une feuille que l'on t'a donnée pour les condoléances de ton frère! Es-tu stupide? Crois-tu que tu auras raison de moi? Crois-tu que tu peux me tuer? J'ai dix mille ans de civilisation et ne meurs pas d'un obus..

N'aie pas peur pour moi mais pour ton sniper de mourir juste par un regard de mes yeux.

Fadi Joumer (Damas)

Traduit par

RAFRAFI

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lundi, 15 avril 2013

Je fais la prêcheuse


Bothayna_AlEssa.jpeg
Je vous propose ci-après ma traduction d'un magnifiquue texte écrit récemment par l'écrivaine Koweïtienne Bothayna AlEssa :

Je fais la prêcheuse ! Oui

Je prêche les beaux livres qui font briller les questions et te jettent - sans pitié - dans l'angoisse, l'insomnie et le spleen du questionnement. Je prêche les livres qui te délivrent de la quiétude grégaire et qui te mènent à te demander: Et si tout ce que j'y croyais, apprenais à l'école ou recevais de mes parents... était une falsification de la vérité? Qu'est-ce que la vérité? Je prêche les livres, qui sèment le doute et non pas la certitude. Je fais la prêcheuse! Oui.

Je prêche les poèmes qui poignardent le cœur, qui réparent notre défaillante existence. Je prêche les poèmes qui pénètrent ton foie et se lavent dans ton sang. Je prêche la Tapisserie de Mahmoud Darwish, Les enflures de Susan Aliouène, La poussière de Wadi' Saada, La tombe de Qassim Haddad, La Constitution de la Foi de Nazih Abu Afsh et de nombreux autres textes.. Oui, nombreux, et je me demande comment le monde puisse-t-il paraître sans eux; comment le cœur puisse-t-il s'abluer avec autre chose que la poésie? Je me le demande en continuant le prêche. Oui. Je fais la prêcheuse!

Je prêche les cafés qui donnent vue sur la mer: le croissant est fabuleux, le gâteau Red Velvet est fantastique et l'arôme du café est affriandant. Je prêche la beauté de l'amour des gens qui partagent la nourriture autour d'une table avec des amis, et la discussion philosophique autour d'une tasse de café turc. Je fais la prêcheuse! Oui.

Je prêche l'herbe qui pousse entre les dalles ou "dans les articulations d'une roche" comme disait Darwish. Je fais plus que cela, je prends en photo cette noble herbe, qui défend, de toutes ses forces douces, son droit à la vie, qui balafre la face du mur et sort indemne et toute verte. Je prêche la venue de cette herbe tout comme les peuples d'antan qui ont prédit la venue des prophètes. Je la prends en photo et la largue sur le Net; et sur les réseaux sociaux je dis au monde entier: Regardez l'herbe qui balafre le mur, juste regardez-la, car votre simple coup d'œil est en soi une véritable victoire de la vie. Regardez-la et le miracle se produira. Moi-même je crois aux miracles; je fais la prêcheuse! Oui.

Je prêche les nouvelles fleurs dans le jardin. Je prêche la petite boutique vendant des objets artisanaux, fabriqués par la puissance de l'amour et par celle de la générosité. Je prêche les étrangers, les fous, les poètes et ceux dont les cœurs sont à gagner. Je prêche les miches attiédies, les moineaux et les chrysanthèmes. Je prêche le Ferrero Rocher, la tasse de porcelaine et le chandelier de cristal. Je prêche le film qui fait trembler la terre sous mes pieds et me fait pénétrer dans la vie d'un autre humain.

Je prêche les arbres, les nids, les chardonnerets élégants, les chats errant dans les rues, les pots, les amis, l'écho. Je prêche la pluie, le rêve, l'herbe. Je prêche la gazelle, le caribou et les tortues marines. Je prêche la beauté du monde qui ne tarit pas... Je fais la prêcheuse! Oui, car la beauté est, à mes yeux, un crédo.

Bothayna AlEssa

Traduit de l'arabe par:
RAFRAF ( @rafrafi_med )

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mercredi, 30 janvier 2013

Solitude partagée

Suzanne_Saadiah.jpg

Saadiah Mufarreh par Bothayna Al-Essa
Texte traduit par Rafrafi :

 
Lecture de la poésie par la logique de la poésie,
Le recueil de Saadiah Mufarreh intitulé :
Oh Suzanne combien sommes-nous seules, nous deux !

Comment lire cette poésie? Celle qui essaie de servir de cadre pour l'agitation du monde et qui inaugure sa présence dans une géographie de solitude flagrante... Et ce à partir du titre: «Oh Suzanne combien sommes-nous seules, nous deux!» en passant par la première couverture illustrée d'une toile de Modigliani: Une femme toute seule avec des yeux invraisemblables, puis par la dédicace: «À toutes les femmes seules... exclusivement», et enfin par les 179 poèmes provoqués par la solitude, par l'excès de solitude mais aussi pour elle.
Ibn Manzur disait: «Le solitaire s'installe dans sa solitude et dans son isolement de ses amis par le biais de sa dissemblance avec eux». Le solitaire c'est donc l'individu, attaché à sa singularité, et non pas forcément à son isolement; et si l'isolement - comme nous dit aussi Ibn Manzur – signifie le retrait, la solitude, quant à elle, ne nécessite point, semble-t-il, l'isolement, ni ne l'exige; elle est plutôt un attachement conscient et intentionnel à la singularité et à la résistance contre la mentalité de troupeau, ou bien comme disait Charles Baudelaire: "Le vrai héros s'amuse tout seul."
Saadiah Mufarreh écrit une solitude remplie d'intimité, de gaieté, de jardins suspendus, d'arbres invisibles et de secrets. Elle trace ses frontières "derrière les portes entrebâillées", dans une zone intermédiaire qu'invente l'ego-poète de Mufarreh entre les deux mondes, de l'écrit et du réel, par une écriture portant poétiquement sur l'expérience de la vie, une écriture qui poétise le réel derrière la porte mi-secrète et entrebâillée...
On lit.. à titre d'exemple:
(Louange)
Je m'enivre de louange timide
Je l'entraîne vers les cuves de l'orgueil au fond de mon âme
Je lui déroule un tapis rouge
Et lui brûle l'encens du désir
Et…
espérant que j'attendrais...

Dans un autre poème on lit :

(Sarcasme)
Chaque fois que je suis sur le point de pleurer
J'aperçois un regard menant vers un certain sarcasme 
Je le tiens fermement
et l'attire vers moi
L'ego-poète de Mufarreh intronise, semble-t-il, les traits de sa solitude, autrement dit: de sa singularité, en construisant sa propre vision très intime de l'expérience même de sa vie et du monde qui l'entoure. Il surveille les détails inhérents et cachés dans les cryptes de l'existence et les démasque poétiquement, comme dans ses poèmes «Sacrifice», «Poussière», «Imposture», «Femme». On en lit, par exemple:
(Arbre)
Il résiste au mouvement du vent
afin de garder le calme de la survie, 
pleure dans la léthargie de la nuit, 
dans la brûlure du jour, se drape dans ses souvenirs verdoyés
et chante aux oiseaux rassurés
par ce qui reste du peu de son feuillage
La poétesse attrape le monde et ne le poétise pas artificiellement, mais plutôt elle en révèle ce qu'il recèle essentiellement de poétique. Ainsi les poèmes débordent successivement du sein de cette même solitude, et viennent librement comme des secrets qui rampent à travers la porte entrebâillée.
En insistant sur la différence entre la solitude (singularité) et l'isolement (retrait), l'ego-poète de Mufarreh jette des ponts de poésie pour s'adresser à l'autre, qu'il soit lointain ou proche, semblable ou différent. Ainsi la voit-on converser avec Juliette Binoche, Johnny Depp, Emily Dickinson, Anna  Akhmatova, et Walt Whitman. Notant que tous les derniers noms sont non-arabes, mais les distances d'intimité humaine et poétique, relient les ego-poètes entre eux en dissimulant l'espace et le temps.
La poétesse se flatte de sa solitude, laquelle, elle seule, la conduit vers le monde, vers la poésie et aussi vers son ego lui-même, en essayant ainsi d'écouter ce que disent les choses, afin de traduire le monde poétiquement et de le recréer par le langage. Ainsi on lit d'elle:"j'inventerai mon propre alphabet" ou encore "On invente de nouvelles voyelles"; ou lorsqu'elle parle de la cinquième porte "qui invente son cap virtuel"... Le cap de la poésie; la poésie qui est entièrement honnête, car créée à partir de l'ego, auquel elle appartient et contre lequel elle se révolte aussi. Le mensonge, comme dit Saadiah, "n'hésite pas à se suicider chaque fois que se manifeste le poème".
En persistant à interpeller la solitude de la poétesse, avec ce qu'elle trimbale d'êtres, de questions, de chagrin et de joie; solitude volontaire, par ses poèmes, courts, vastes et à l'épiderme fin, sous  lequel baigne le monde; des poèmes conduisant à une  tristesse incomplète, à un bonheur inachevé, à la beauté qui n'a cessé de se réaliser, avec chaque mot… on voit, d'une façon remarquable, comment dans les entrailles de la solitude, la poésie fleurit, expressément et non pas tacitement. À cet égard la poétesse confirme que ses visions qui surgissent sont "vertes", aussi écrit-elle sur la "verdure de nos âmes en présence de la douleur" et souligne: «J'écris un poème vert» ou encore «pour me trouver arbre». Quant à l'amour, il est a priori, selon elle, "un embryon vert". Elle devient même poétiquement extrémiste lorsqu'elle ajoute: "ma main faillit être un arbre..."
Cette solitude donc..qui est verte et fertile, verdoie par la poésie et s'enchante "de la vie tumultueusement"... elle se rebelle contre l'isolement et s'aligne sur le monde.
 
Bothayna Al-Essa (Son site Web ICI)
Texte publié sur les colonnes du journal Koweïti "Ar-Rayye" (L'opinion), n° 12020
 

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Pour finir, et en guise de cerise, je vous propose ma traduction de ces vers de Saadiah Mufarreh:

 

Saadiyya Mufarrah-w.jpg

Qu'est-ce qui donne à l'amour son temps
son bleu ondulé
sa tremblote des mains
le verdoiement de son sang
la jouissance de ses jours à leur début
sa rougeur chaude
sa progression dans son accomplissement 
les fleurs de ses habits
son nom narcissique et sacré
ses traits sur les visages des amoureux?

(Saadiah Mufarreh)

(Sa page sur KEEK ici, et sur Twitter ici)

RAFRAFI

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dimanche, 04 novembre 2012

Mahomet selon Hugo

200px-Bonnat_Hugo001z.jpgVictor Hugo n’était pas converti certes à l’islam, mais il avait une certaine image du prophète arabe qu’il avait exprimée en 1858 par un poème intitulé « L’an 9 de l’hégire », publié dans son recueil de poèmes La Légende des siècles. Je vous propose ci-après le poème dans son intégralité:


L’an 9 de l’hégire

 

Comme s’il pressentait que son heure était proche

Grave, il ne faisait plus à personne un reproche,

Il marchait en rendant aux passants leur salut ;

On le voyait vieillir chaque jour, quoiqu’il eût

A peine vingt poils blancs à sa barbe encore noire;

Il s’arrêtait parfois pour voir les chameaux boire,

Se souvenant du temps qu’il était chamelier.

 

Il songeait longuement devant le saint pilier;

par moments il faisait mettre une femme nue

Et la regardait, puis contemplait la nue,

Et disait : «La beauté sur la terre, au ciel le jour».

 

Il semblait avoir vu l’éden, l’âge d’amour,

Les temps antérieurs, l’ère immémoriale.

Il avait le front haut, la joue impériale,

Le sourcil chauve, l’œil profond et diligent,

Le cou pareil au col d’une amphore d’argent,

L’air d’un Noé qui sait le secret du déluge.

Si des hommes venaient le consulter, ce juge

Laissait l’un affirmer, l’autre rire et nier,

Ecoutait en silence et parlait le dernier.

Sa bouche était toujours en train d’une prière;

Il mangeait peu, serrant sur son ventre une pierre;

Il s’occupait de lui-même à traire ses brebis;

Il s’asseyait à terre et cousait ses habits.

 

Il jeûnait plus longtemps qu’autrui les jours de jeûne,

Quoiqu’il perdît sa force et qu’il ne fût plus jeune.

 

« A soixante-trois ans une fièvre le prit.

Il relut le Coran de sa main même écrit,

Puis il remit au fils de Séid la bannière,

En lui disant : «Je touche à mon aube dernière.

Il n’est pas d’autre Dieu que Dieu. Combats pour lui.»

Et son œil, voilé d’ombre, avait ce morne ennui

D’un vieux aigle forcé d’abandonner son aire.

Il vint à la mosquée à son heure ordinaire,

Appuyé sur Ali le peuple le suivant;

Et l’étendard sacré se déployait au vent.

Là, pâle, il s’écria, se tournant vers la foule;

« Peuple, le jour s’éteint, l’homme passe et s’écroule;

La poussière et la nuit, c’est nous. Dieu seul est grand.

Peuple je suis l’aveugle et suis l’ignorant.

Sans Dieu je serais vil plus que la bête immonde.»

Un sheick lui dit : « Ô chef des vrais croyants ! Le monde,

Sitôt qu’il t’entendit, en ta parole crut;

Le jour où tu naquit une étoile apparut,

Et trois tours du palais de Chosroès tombèrent.»

Lui, reprit : « Sur ma mort, les Anges délibèrent;

L’heure arrive. Ecoutez. Si j’ai de l’un de vous

Mal parlé, qu’il se lève, ô peuple, et devant tous

Qu’il m’insulte et m’outrage avant que je m’échappe,

Si j’ai frappé quelqu’un, que celui-là me frappe.»

Et, tranquille, il tendit aux passants son bâton.

Une vieille, tondant la laine d’un mouton,

Assise sur un seuil, lui cria : «Dieu t’assiste !»

 

« Il semblait regarder quelque vision triste,

Et songeait ; tout à coup, pensif, il dit : « Voilà,

Vous tous, je suis un mot dans la bouche d’Allah;

Je suis cendre comme homme et feu comme prophète.

J’ai complété d’Issa la lumière imparfaite.

Je suis la force, enfants ; Jésus fut la douceur.

Le soleil a toujours l’aube pour précurseur.

Jésus m’a précédé, mais il n’est pas la Cause.

Il est né d’une Vierge aspirant une rose.

Moi, comme être vivant, retenez bien ceci,

Je ne suis qu’un limon par les vices noirci,

J’ai de tous les péchés subi l’approche étrange,

Ma chair a plus d’affront qu’un chemin n’a de fange,

Et mon corps par le mal est tout déshonoré;

Ô vous tous, je serais bien vite dévoré

Si dans l’obscurité du cercueil solitaire

Chaque faute engendre un ver de terre.

Fils, le damné renaît au fond du froid caveau

Pour être par les vers dévoré de nouveau;

Toujours sa chair revit, jusqu’à ce que la peine,

Finie ouvre à son vol l’immensité sereine.

Fils, je suis le champ vil des sublimes combats,

Tantôt l’homme d’en haut, tantôt l’homme d’en bas,

Et le mal dans ma bouche avec le bien alterne

Comme dans le désert le sable et la citerne;

Ce qui n’empêche pas que je n’aie, ô croyants !

Tenu tête dans l’ombre aux Anges effrayants

Qui voudraient replonger l’homme dans les ténèbres,

J’ai parfois dans mes poings tordu leurs bras funèbres;

Souvent, comme Jacob, j’ai la nuit, pas à pas,

Lutté contre quelqu’un que je ne voyais pas;

Mais les hommes surtout on fait saigner ma vie,

Ils ont jeté sur moi leur haine et leur envie,

Et, comme je sentais en moi la vérité,

Je les ai combattus, mais sans être irrité,

Et, pendant le combat je criais : “laissez faire !

Je suis le seul, nu, sanglant, blessé ; je le préfère.

Qu’ils frappent sur moi tous ! Que tout leur soit permis!

Quand même, se ruant sur moi, mes ennemis

Auraient, pour m’attaquer dans cette voie étroite,

Le soleil à leur gauche et la lune à leur droite,

Ils ne me feraient point reculer !” C’est ainsi

Qu’après avoir lutté quarante ans, me voici

Arrivé sur le bord de la tombe profonde,

Et j’ai devant moi Allah, derrière moi le monde.

Quant à vous qui m’avez dans l’épreuve suivi,

Comme les grecs Hermès et les hébreux Lévi,

Vous avez bien souffert, mais vous verrez l’aurore.

Après la froide nuit, vous verrez l’aube éclore;

Peuple, n’en doutez pas ; celui qui prodigua

Les lions aux ravins du Jebbel-Kronnega,

Les perles à la mer et les astres à l’ombre,

Peut bien donner un peu de joie à l’homme sombre.»

 

Il ajouta : « Croyez, veillez ; courbez le front.

Ceux qui ne sont ni bons ni mauvais resteront

Sur le mur qui sépare Eden d’avec l’abîme,

Etant trop noirs pour Dieu, mais trop blancs pour le crime;

Presque personne n’est assez pur de péchés

Pour ne pas mériter un châtiment ; tâchez,

En priant, que vos corps touchent partout la terre;

L’enfer ne brûlera dans son fatal mystère

Que ce qui n’aura point touché la cendre, et Dieu

A qui baise la terre obscure, ouvre un ciel bleu;

Soyez hospitaliers ; soyez saints ; soyez justes;

Là-haut sont les fruits purs dans les arbres augustes,

Les chevaux sellés d’or, et, pour fuir aux sept dieux,

Les chars vivants ayant des foudres pour essieux;

Chaque houri, sereine, incorruptible, heureuse,

Habite un pavillon fait d’une perle creuse;

Le gehennam attend les réprouvés ; malheur !

Ils auront des souliers de feu dont la chaleur

Fera bouillir leur tête ainsi qu’une chaudière.

La face des élus sera charmante et fière.»

 

Il s’arrêta donnant audience à l’espoir.

Puis poursuivant sa marche à pas lents, il reprit:

« Ô vivants ! Je répète à tous que voici l’heure

Où je vais me cacher dans une autre demeure;

Donc, hâtez-vous. Il faut, le moment est venu,

Que je sois dénoncé par ceux qui m’ont connu,

Et que, si j’ai des torts, on me crache au visage.»

La foule s’écartait muette à son passage.

Il se lava la barbe au puits d’Aboufléia.

 

Un homme réclama trois drachmes, qu’il paya,

Disant : « Mieux vaut payer ici que dans la tombe.»

L’œil du peuple était doux comme un œil de colombe

En le regardant cet homme auguste, son appui;

Tous pleuraient ; quand, plus tard, il fut rentré chez lui,

Beaucoup restèrent là sans fermer la paupière,

Et passèrent la nuit couchés sur une pierre.

 

Le lendemain matin, voyant l’aube arriver;

« Aboubékre, dit-il, je ne puis me lever,

Tu vas prendre le Livre et faire la prière.»

Et sa femme Aïscha se tenait en arrière;

Il écoutait pendant qu’Aboubékre lisait,

Et souvent à voix basse achevait le verset;

Et l’on pleurait pendant qu’il priait de la sorte.

Et l’Ange de la mort vers le soir à la porte

Apparut, demandant qu’on lui permît d’entrer.

« Qu’il entre.»

 

On vit alors son regard s’éclairer

De la même clarté qu’au jour de sa naissance;

Et l’Ange lui dit : « Dieu désire ta présence.

— Bien », dit-il. Un frisson sur les tempes courut,

Un souffle ouvrit sa lèvre, et Mahomet mourut.

 

Victor Hugo

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jeudi, 24 mai 2012

Les Feuilles Mortes

Pendant que les peuples arabes continuent à tracer leur parcours printanier avec intransigeance mais malheureusement aussi avec beaucoup de souffrance (en Syrie notamment), voilà que des figures arabes emblématiques du passé récent, de ma génération ou de celle qui la précède, arrivent à leur terme fatal. Il y a deux mois, le chanteur tunisien engagé, Hédi Guella quitta ce monde, suivi un mois après par le leader historique algérien Ben Bella, pour lesquels j’ai réservé deux notes que vous pouvez lire en cliquant sur leurs noms précités.

Certes, la disparition des uns et des autres est plus qu’une monnaie courante, hélas !

Dans l’entourage de chacun de nous, il y a de temps en temps, une disparition d’un être cher ou moins cher. En parler ne ramène nullement le défunt à la vie, sauf, peut-être, pour le faire revivre en pensée.

Parfois, en parler c’est en fait, parler de soi-même en quelque sorte. Les structuralistes n’ont pas tort lorsqu’ils affirment que «l'être humain est un réseau de relations», et «ne peut être appréhendé qu'à travers ce réseau». Le proverbe «Dis-moi qui tu fréquentes, je te dirai qui tu es» justifierait par ailleurs, cette révélation structuraliste. Il est vrai que la réalité n’est pas si carrée que ça, et que bien d’autres facteurs entrent en jeu ; mais, si d’une certaine façon, les vies d’autrui fécondent la notre, leurs morts nous permettent d’en faire le bilan en quelque sorte.

 

Mon sosie plasticien
youssefreqiq.jpg
 
Il s’appelait Youssef Reqiq. Plus jeunes, lui et moi, nous nous ressemblions physiquement de telle sorte que les gens nous confondaient très souvent. C’était déjà une raison parmi d’autres pour nouer une amitié discrète. A l’époque, (les années 70, à Tunis) j’étais journaliste, lui, comédien à la scène et à l'écran. Je ne savais pas encore qu’il était aussi peintre. Il a fallu que l’on se perde de vue 25 ans durant, pour qu’on se retrouve un jour de l’année 1999 à Tunis, où, il me convie en invité d’honneur et en tant que poète, au «Festival international des arts plastiques de Mahrès» (sa ville natale, 300 km au sud de Tunis). Il en était le fondateur et le président. Ce qui lui avait aussi permis de nouer des liens d’amitié avec des dizaines d’artistes-peintres étrangers.
Il s’est éteint le 13 mai courant, après tant d’années d’illumination par le jeu et par la couleur. Grace à Youssef j’ai découvert sa ville Mahrès où les gens te font sentir que tu es chez toi, en famille, quelle que soit ton origine. Ainsi, j’ai pu gagner la profonde amitié de l’incontournable Hachani Dhieb (mécène du festival), de l’intellectuel Abdelaziz Lajnaf (l’Attaché de presse) et du sculpteur Hachemi Marzouk (Co-fondateur du festival).
Merci Youssef, 
Repose en paix, et reçois mes tendres adieux.
 
 
L'important c'est la rosewarda_al-jazayriah_2.jpg
 
A l’âge de dix ans (en 1960), je savourais déjà, avec un frisson pathétique et exalté, sa chanson dédiée à la militante du FLN, la célèbre Tuniso-algèrienne Djamila Bouhired et intitulée «kulluna jamila» (Nous sommes tous Jamila). Je parle de la célèbre cantatrice Warda Al Jazairia (Warda l’Algérienne), qui vient de nous quitter le 17 mai courant, par suite d'une crise cardiaque. Deux ou trois autres de ses chansons de l’époque, me berçaient (et me bercent encore) aussi, dont Ya-nakhlitin (Ô deux palmiers) ou khoudh ouyouni (prend mes yeux..) ou encore sahrana (éveillée).
Depuis lors et jusqu’aux années 90, je n’étais pas exclusivement fan de cette grande artiste Franco-Algéro-Libano-Égyptienne. Née en 1939 à Puteaux (dans la région parisienne) ensuite, lyriquement formée aux débuts de sa carrière à Paris par un grand musicien tunisien Sadoq Therayya, Warda (Rose, en français) avait choisi de relever son blason musical en choisissant son point de chute professionnel au Caire, qualifié de capitale arabe de la chanson. Démarche empruntée par la suite par d’autres grandes artistes maghrébines dont entre autres la Marocaine Aziza Jalal et la Tunisienne Oulaya.
Deux rendez-vous m’ont toutefois permis de redécouvrir d’autres facettes chez Warda. Le premier était lors de l’émission «Les nuits du Ramadan» présentée en 1993 sur France 2 par Frédéric Mitterrand, où Warda, en invitée d’honneur, a chanté avec Georges Moustaki la fameuse chanson "Les Feuilles Mortes" ; Et où elle s’est livrée à toutes sorte de questions posées par le brillant présentateur qui a avoué sa fascination devant cette diva à qui il a exprimé son regret de ne pas l’avoir assez connu auparavant. Mais c’était aussi l’occasion de découvrir le parcours aussi riche que tourmenté de cette aventureuse créature.Massoud_et_Warda.jpg
Le deuxième rendez-vous, était avec Massoud Fettouki, grand frère de Warda (voir photo ci-contre), terrassé lui aussi par une attaque cardiaque en 2009. Un soir de l’année 1996 et autour d’un super couscous aux poissons soigneusement préparé par HEDIA, Massoud, accompagné par un ami tunisien, le violoniste Farhat Bouallagui, débarquent chez-moi. C’était l’occasion pour découvrir non seulement d’autres détails sur la famille Fettouki, mais aussi, le talent musical du grand frère Massoud, qui au début était pour beaucoup dans la carrière de Warda. Percussionniste de formation, il m’a montré sa faculté de jouer au luth en se servant du mien ce soir là, et c’était juste pour m’exprimer son admiration du «Rast adhil», un des modes musicaux tunisois.
Sous l'impulsion de l’ami Farhat (l’ex-premier-violoniste de Sapho, de khaled, de Rachid Taha, de Faudel et de Sting; devenu alors l’impresario de Warda en France), j’étais invité à écrire quelques chansons pour Warda. J’en ai écrit quatre ou cinq. Mais à peine fignolées, ces chansons sont restées «feuilles mortes», que j’enterrerais peut-être un jour. La raison c’était que Warda n’a pas tardé à annoncer son désir de prendre sa retraite à cause d’une maladie du foie. De mon côté je m’apprêtais à vivre humainement et professionnellement une Intifada, suivie de trois guerres successives (Irak en 2003, Liban en 2006, Gaza en 2009) pour arriver enfin à un printemps arabe sanglant, mais salutaire.
Entre temps, combien de poèmes sont-ils restés «feuilles mortes»? Combien d’amis sont-ils tombés en «feuilles mortes»? Oui, l’important c’est la rose ! Mais, aussi finit-elle par se mourir pour mourir.
 
RAFRAFI

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